BIZARRE
Adolescent, le vagabondage entre la maison de famille et le lycée m’encourageait à faire l’expérience des lieux bizarres, des moulures sur les pavillons 1900 ou des terrains vagues aux herbes hautes masquant en partie l’Église orthodoxe russe. Non loin, en vitrine d’une papeterie, la couverture d’un ouvrage consacré à la clé des songes m’ouvrait des portes inconnues. C’était bien avant les images de trous noirs dans le cosmos. Mon programme n’était déjà plus celui enseigné aux futurs bacheliers.
Rendu célèbre par le film de Marcel Carné Drôle de drame et prononcé par la voix inimitable de Louis Jouvet, l’adjectif bizarre a été galvaudé bien souvent depuis. Il convient de revenir à l’acception espagnole suivant laquelle « bizarro » qualifie celui qui montre du courage, de la bravoure. Ils n’ont certes pas manqué de courage les écrivains, illustrateurs et cinéastes ayant imaginé ou restitué les irrégularités de notre univers mental.
Reprise en 1955 par l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, la revue Bizarre laissa dans les consciences des irréguliers de la vie que nous étions, nés pendant le plan Marshall, des traces durables dans le cerveau tout entier. Les gags dessinés, les jeux d’esprit, les palindromes, l’imagination de criminels raffinés, les récits de Surréalistes, les dessins de métamorphoses, une session de rattrapage nous était proposée en ces années 70 où tout ce qui pouvait encore servir la Révolution d’octobre était bon à prendre.
En 1955, le photographe Guy Bourdin mettait en scène des créatures de la mode aux abords des crochets de boucherie encore garnis de lapins dépecés ou de têtes de veaux, images que la revue Vogue venait de publier. Les faits divers incongrus faisaient l’objet d’une édition à succès en plusieurs volumes dans la collection « l’air du temps » chez Gallimard, tandis qu’un recueil de nouvelles de l’humoriste Roald Dahl paraissait sous le titre Bizarre ! Bizarre ! Plus la guerre froide menaçait, plus l’esthétique contraire au bon goût se manifestait.