jacques noël, libraire

A Noël on aura les boules sur le sapin, Jacques Noël est parti avec la luge…

Je l’avais connu du temps de la librairie Les Yeux Fertiles, 2 rue Danton, Paris le cœur de Paris pour nous autres de la province profonde qui cherchions à prolonger notre connaissance du Surréalisme. L’adresse devait être indiquée dans les pages de Charlie mensuel ou d’Actuel, époque où repérer une librairie pour les marginaux et les orphelins du marxisme passés maîtres en lecture intensive des Zap Comix et des poètes sous hallucinogènes valait pour une expédition au pôle nord. La révolution se préparait en feuilletant d’abord les boîtes de livres soldés à l’extérieur de la boutique. Tiens, voici un Benjamin Péret : « Une heure après, le chef de gare mourait d’une mort étrange. Sa jambe droite s’était allongée d’une telle façon qu’elle était deux fois plus longue que son corps. Il ne tarda pas à devenir aussi transparent que du cristal, puis son corps pris peu à peu une couleur laiteuse qui incommoda sa veuve à un tel point que ses cheveux s’enflammèrent (…) ». Mes jambes à moi aussi s’allongeaient comme si j’avais trop mangé de fondue au chester et je commençais à balayer mes pieds enneigés devant moi au point de les voir disparaître, vous connaissez déjà l’histoire chez Winsor Mc Cay. Pour pas cher, on complétait ses collections de livres avec des gags, des textes bizarres, des collages pour des « yeux fertiles », titre mémorable du recueil de Paul Eluard avec ou sans le portrait et les quatre illustrations de Picasso c’est comme vous voudrez. Mais dans ces trois vers d’Eluard, aujourd’hui reste ce « regard » avec lequel nous a fixé Jacques Noël :

Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre

Je passais à sa librairie, avant ou après une longue halte au Minotaure, 2 rue des Beaux-arts, où Roger Cornaille et Claude André dessinaient sur le verso d’une couverture d’ouvrage des labyrinthes et des personnages en costumes comme s’il s’agissait d’un projet théâtral. Sur cette scène de théâtre où Thésée et le Minotaure avaient de quoi s’occuper j’hésitais, suivant l’argent dans le veston en velours élimé, entre quelques vieux exemplaires de la revue Positif et un Gaston Chaissac dans la collection « Métamorphoses » chez Gallimard, recueil de lettres où quelque part Chaissac explique à Jean Paulhan la force de la trace du sang de bœuf, ce qui était donc en rapport avec le cinéma d’épouvante, avec les frissons d’après-minuit et les rictus des peintres expressionnistes. En déambulant avec les ombres, certaines années sous les flocons de neige pour faire plus romantique, j’achetais un pamphlet de Darien ou de Crevel à la libraire Actualités, rue Dauphine, dans cette minuscule échoppe à peine plus grande qu’un carton à chaussures, où quelques révolutionnaires hilares ont vérifié durant trente ans l’état des rouages et l’usure des essieux sans lesquelles les fusils de la révolution ne pouvaient parvenir jusqu’aux mains impatientes. Un peu plus loin, toujours rue Dauphine, Le Palimugre, librairie fondé par Jean-Jacques Pauvert, fréquentée par des clients curieux de trous de serrures et de papiers Japon sur lesquels les positions du Kama soutra avaient été soigneusement imprimées, diffusait un bâton d’encens dès l’entrée afin de mieux accompagner le solitaire client vers des pages licencieuses ou grotesques sous l’œil expert du vendeur Bernard Gaugain. La revue Bizarre, Courrier Dada de Raul Hausmann, les recueils de Siné, Tetsu, Trez, tout ça nous attendait avec la complicité d’un Michel Laclos absent pour cause de cruciverbisme. Eric Losfeld à sa librairie du Terrain Vague, rue de Verneuil (je n’ai pas connu celle du Cherche-Midi), était toujours sous la menace d’une descente de police du ministère de l’Intérieur et d’une interdiction à l’affichage et à la vente aux mineurs de -18 ans, car les censeurs savaient que l’érotisme et la politique chez un créateur en verve ça dérangeait les amis du président Pompidou. Et aussi, tous ces libraires n’avaient-ils pas participé à la vente sous le manteau du très célèbre livre de propagande Tintin au pays des Soviets, introuvable à l’époque ? Depuis, les héritiers du Soviet et les héritiers de Tintin ont signé une charte de non-agression. Au Terrain Vague, les livres de Jerôme Peignot, Benjamin Péret, Raymond Borde, Jacques Sternberg, Ado Kyrou, Jacques Carelman, Robert Benayoun, Jean Schuster, s’ouvraient et me disaient « bonjour » ou « à bientôt ». Ce sera Eric Losfeld bientôt qui s’absentera du monde des vivants après l’obtention du Prix de l’Humour Noir.

Toutes les années fertiles des yeux sans le recours à l’opticien ou à l’optichien comme aurait dit Chaval, l’un de nos maîtres en rire sans cape ni épée, furent ces années durant lesquelles trois présidents de la République ont essayé de convaincre les Français de patauger dans l’or noir sans Tintin qui était déjà parti vers d’autres derricks. A chacune de mes visites, je tournai les pages d’une vaste encyclopédie conforme à l’imagination en éveil des insurgés. 1977, Giscard « l’ennemi numéro 1 de la classe ouvrière » (Georges Marchais) s’accrochait encore aux rideaux de l’Elysée mais plus pour longtemps. Des jeunes poussaient des caisses de livres de magazines, de disques, importés ou traduits. Certains espéraient en un avenir radieux, rose le matin et bleu de Prusse au crépuscule, tandis que d’autres criaient avec les Punks devant les voies sans issue. Marc Zermati giflait la soul et la folk à coups répétés de vinyles qui grinçaient dès les premiers cercles concentriques de l’enfer radiophonique. Daniel Mallerin, Les Humanoïdes associés, le catalogue parodique des amis d’Actuel, Veyrier, Balland, Belfond, Bourgois (beaucoup de B à l’époque avec ou sans Agnès B), éditaient tout ce que nos yeux réclamaient : du fertile, rien que du fertile. Toujours plus rapide que l’actualité, Jacques Noël sortaient pour vos mains déjà tendues vers lui une brochure imprimée à 27 exemplaires, un autre jour un Krazy Kat de chez Real Free Press, un autre jour un fanzine comme le Citron Hallucinogène et encore des tas de publications qui ont fait la gloire de « l’Enfer de la Bibliothèque » bien loin de la Bibiothèque Nationale. Le groupe de graphistes Bazooka faisait lui aussi tomber des têtes sur le papier imprimé du journal Libération, les jeunes rebelles donnaient des coups de canifs dans l’enveloppe de la niaiserie qui entourait l’actualité journalistique. La chambre à air était trouée, l’air vicié s’échappait brusquement. Les plus rapides à mourir prochainement aspiraient au plus près du goulot de la bouteille. Benzo, bonzaï, bombay… toujours des B. Tous les compagnons de Nova Press se pressaient pour un déménagement annoncé. La Dame blonde propriétaire du magasin de la rue Danton filait vers d’autres rives.

Il me présenta à Jean-Pierre Faur au moment où je concevais une biographie de Jean Boullet. Ce Faur-ci aidait à la réinstallation de la librairie, rue Gît-le-coeur. Le regard ? Bazooka, moderne. La découpe et l’assemblage du monde comme les dadaïstes photo-monteurs avant eux. A chaque nuit un cœur qui gît pulsait encore pour la vérité toute nue dans l’étroitesse du quartier Latin. Et tout au bout des beatniks fantômes qui s’évanouissaient, la veille sur les fauteuils de la Shakespeare and company library où la hache du bourreau faisait de l’ombre aux vagabonds des années 50, quelques minces recueils de poèmes dans le veston en velours élimé.

Je me souviens de ce Tintin ivre dans un recueil parodique, naufragé dans une barque, mal de mer à retourner la bile et un foie patraque, vomissant dans les vagues secouant l’embarcation. D’où venait ce Tintin ? De Hollande ou des Flandres ? C’était la façon que Jacques Noël avait de saluer le monde qui vient, l’aurore qui venait de passer. La Noire ? Ça le faisait douter rageusement. Il avait ses gerbes de sarcasmes pour qui pratiquait la modulation de fréquences comme lui, à la même vitesse, hors des modes. La littérature affichée dans la Série Noire était pour lui moins littéraire que la Série Noire qui ne l’affichait pas autrefois, hommage sincère au roman populaire pour les anonymes des gares. Une fois, le voici qui ouvre un album sur les Chamans que la préface signée Roland Villeneuve augmente en poids de galimatias. Une autre fois, le voici qu’il analyse l’évolution de la bande dessinée contemporaine riche de ses variations suivant les pays producteurs de bulles et que feu Francis Lacassin aurait eu des difficultés à suivre, bien accroché au banc de la Sorbonne. Une autre fois encore, une dame entre et réclame sans avoir vu les tranches des livres de la librairie le roman du jour de Marguerite Duras, L’Amant et la voici invitée à se diriger dare-dare vers La Hune, plus loin sur St Germain-des-Près. Une autre fois encore, une autre dame demande à acheter « du Crumb » uniquement traduit en langue française ! Tout autant que nous savions ce que nous pouvions acheter à la librairie de Jacques Noël, nous savions aussi ce que nous ne pourrions pas acheter. Et je voudrais dire en exemple ce commentaire à plusieurs voix (dont celle du libraire) demandant à Pierre Charles fondateur d’un fanzine de cinéma pour les férus de films de salles de quartier, Ciné-Zine-Zone (plus d’un quart de siècle d’existence !) de rééditer un ancien numéro consacré à Jean-Claude Forest le créateur de Barbarella, mais il s’agissait entre nous de préoccupations d’amis du fandom, car dans le fandom nous comptions plus d’amis que nous en avions autrefois à l’école, amis du fandom savaient que la duplication en photocopie n’était pas plus facile que celle de l’époque de la ronéotype … et puis l’augmentation du prix des envois postaux, toute une économie à prendre en compte, oui, telles furent les années 90 qui se terminèrent par la mort foudroyante de Roland Topor, terrassé dans une cabine de téléphone par un éclair traversant la vitre et le cœur. Il y eut aussi discrètement cette exposition des collages de Claude Pélieu, au 5 rue Gît-le-Cœur à la galerie Weiller en 1999 pour nous ramener du côté des vivants. Jacques Noël trouvait ça formidable un événement qui se passait dans la rue où étaient venus dormir à l’hôtel de Monsieur et Madame Marchou, l’hôtel définitivement beat et sans le stéthoscope pour vérifier les battements cardiaques, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, William Buroughs, Gregory Corso ou Bryon Gysin et quelques autres de leurs camarades on pulsés des œuvres majeures ici, à quelques mètres de la Seine, depuis un pulsar invisible pour le mortel anonyme.

Naguère le mot « underground » faisait fureur chez les rebelles de notre génération n’ayant jamais misé un kopec sur le rouquin vert Déconne-Bentite, qui à l’époque n’était pas encore vert-de-gris, cherchant nous autres du côté des poubelles de la civilisation les images idiotes intactes ou lacérées par les griffes de chat. Peu à peu, du sous-sol les rats d’une autre famille de rongeurs que celle de Mickey Mouse ont surgi, dans l’errance tel l’ami mélancolique et espiègle Félix the cat, puis dans les turbulences du jeune cousin Fritz the cat. Ils avaient décidé de courir le long du caniveau dans l’espoir de profiter amplement de la lumière du jour tout autant que de la pénombre sous la grille en fonte sous laquelle il leur fallait s’évader à toute vitesse en cas de descentes de police. Il y avait beaucoup d’images cochonnes échangées contre la jambe gangrenée de Rimbaud que certains d’entre nous ont imaginé conserver dans le formol, à côté des minuscules créatures appelées à devenir gigantesques et conservées aussi pour l’avenir de l’humanité tout entière sous l’appellation anthropologique de « freaks ».

Je crois bien qu’entre plusieurs ouvrages costauds et chers à envoyer par la poste, la poste qui était située rue Danton à quelques mètres de la librairie Les Yeux Fertiles, encyclopédies éblouissantes d’illustrateurs de pulps, ces vitraux profanes qui nous ont tant formé à bifurquer du Musée du Louvre au Kiosque à journaux, je crois bien que Jacques Noël m’avait tendu, comme l’on tend une corde sur laquelle il n’est plus nécessaire de tirer, un mince recueil de John Giorno, Manger le ciel, qui est à présent sur ma table à Majorque en ce début d’automne 2016, publié par Derrière la Salle de Bains, c’est bien aujourd’hui où les sels de bains ont tourné et où la mousse n’est plus aussi intense dans sa fabrication que celle qu’utilisait Minnie femme de Mickey Mouse, la faute en revient aux industriels qui foutent du light à 25% dans la poésie. Pas de light au Regard Moderne, que des soucis pour les ophtalmologistes toujours réglant des machines et des lasers comme nous en rêvions depuis Ray Bradbury, des rayons et une Roue fulgurante comme du temps des pataphysiciens qui allaient lentement se régaler d’un gueuleton pas loin de la rue de la Huchette.

Chacun de nous ayant pratiqué l’immense cut-up sans lequel l’asphyxie nous aurait vaincu sur le champ a approché la pêche à la truite selon Richard Brautigan. On jouait avec les méridiens et les tropiques sur un globe acheté au bazar mais la descente de l’Orénoque en imagination n’était pas pour tout le monde. On entrait chez Jacques Noël comme le Barbare en Asie d’Henri Michaux, abandonnant un paquet d’illusions à l’entrée. En vieillissant, les solitaires, les « machines célibataires » et les veufs de toujours se sont éloignés vers le quai des Grands-Augustins, celui peint jadis par Albert Marquet au début du siècle, je veux dire le siècle vingtième, en vue plongeante et couvert d’une neige pas toujours immaculée de blancheur d’une époque où l’on ne savait encore pas si l’on s’endormirait bientôt sur les images idiotes chère à Rimbaud ou sur les flaques de boue ensanglantée des guerres à venir ou encore sur les flaques de souvenirs de la Grande guerre racontée par notre grand-père, il n’y a pas si longtemps. Correspondant de guerre oui, mais de la Guerre des Nerfs, on aura fait au moins ça dans la vie.

L’art dégénéré, c’est nous. L’art de ceux qui truquent leur passeport, c’est nous. L’art de ceux qui trinquent en imagination à la librairie, serrés comme devant un zinc les pieds dans la sciure, c’est nous encore. Notre ami Pic de la Mirandole capable de tirer pour vous le livre que vous n’avez pas demandé et qui se trouve à 15 cm du sol, notre ami est parti sur des pics plus haut que la Pollution, sans piolet ni crampons mais avec un disque des Cramps sous le bras, afin d’avancer en cercles concentriques à la vitesse du disque lancé sous le saphir, à même la platine sur laquelle les fous furieux croisés dans 2000 Maniacs exigeaient de nous trancher à la hache pour avoir traversé une frontière infranchissable. Nous avons franchi ces pics, nos bottes sont encore trempées. Notre ami libraire ne m’en voudra pas d’avoir choisi Laura enregistré par Charlie Parker, l’été 1950 pour le film d’Otto Preminger, qui servira d’adieu le long de la rue où d’autres cœurs gisent et même les rognons et les abats appréciés par ceux qui n’ont pas toujours les moyens de s’acheter de la viande.

pire

que ce dont New York

pourrait rêver

de possible,

aspirant

le monoxyde

de carbone

aspirant le monoxyde de carbone,

comme j’aspire

un joint (…)

John Giorno

Denis Chollet, Majorque 2016

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