marché aux puces

MARCHÉ AUX PUCES

 

 

Avant la première guerre mondiale, Ramon Gomez de la Serna nous sollicitait pour une méditation à partir des objets et des accessoires chinés sur El Rastro à Madrid, cette brocante vieille du XVeme siècle. Riche de toute l’histoire de l’Europe, engorgé par ses prochaines exportations et importations séculaires, ce musée sans conservateur en chef rejetait tout ce qui pouvait encore témoigner d’une vie récente après que l’âme de la plupart des objets se soit envolée en même temps que les hirondelles si chères à Ramon. L’écrivain baroque nous dit la force de « l’objet spontané, cru, plastique, cynique, abondant, ironique, courageux face à la mort, et se suffisant à lui-même. » Hors des appartements des veuves, des castels et des églises pillées, nous voici face aux mystères d’une renaissance de l’objet. C’est au marché aux puces que se forme le « regard » du promeneur, de celui qui fera pour soi-même la réorganisation des choses hors d’usage.

Dans les années 50, Jean-Paul Clébert a tiré tout ce qui était possible de tirer de notre répertoire d’émotions dans son Paris insolite. Les biffins, les chiffonniers et les ivrognes hilares se réchauffaient dans le quartier Mouffetard, la Mouffe, dans l’attente d’un bénéfice dérisoire. Saint-Ouen était déjà d’une réputation surfaite ! Anatole Jakovsky s’en plaint déjà à l’occasion de la parution de son Paris, mes puces. C’est certain, une peinture du Douanier Rousseau n’était déjà plus à portée de main. Cependant, Camille Bombois, autre peintre qualifié de « naïf », était un habitué des Puces des Lilas. On y trouvait autrefois, aux Lilas, des éditions originales de Kropotkine, de Bakounine, de Proud’hon.

Ailleurs, le chineur s’est laissé tenter par des photographies de clowns et des figurines en plomb restituant des scènes de cirque ou peut-être par l’un des trente-deux volumes de la série Fantômas. Plus loin encore, les disques microsillons garderont longtemps les rythmes au son du banjo et de la clarinette, un Duke Ellington, un Louis Armstrong ou un Sidney Bechet, jazz de réconciliation des hommes et des femmes préférant la paix à la guerre.

 

Mais voilà ! En mai 1978, pour les dix ans de commémoration, des malins ont sorti les affiches de l’École des Beaux-Arts. Les magazines de brocante ajustent les prix et les commentaires. Les Puces, ça n’est jamais fini, contrairement à ce que disent les nostalgiques endurcis, mais la saleté a été nettoyée, l’argenterie brille sous le soleil azuréen et les dentelles sont impeccablement repassées. Les brocanteurs s’imaginent antiquaires exposant annuellement au Grand Palais, à Monaco ou à Antibes.

 

Les prix augmentent, l’Europe fait dégringoler les candélabres des aïeux mais la flamme est éteinte depuis des années. Si tout va bien, dans dix ans encore, on ressortira les affiches de Mai 68 avec les grimaces des anciens révolutionnaires de la Sorbonne sous les rhodoïds opaques et les traces d’empreintes digitales de touristes ignares.

 

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